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paru dans la revue "Filigrane" n° 2, second semestre 2005, revue scientifique française, spécialisée en musique, esthétique, science et société :

[/Dietlind Bertelsmann/]

TREIBGUT, la création d’espaces invisibles

Impressions d’un spectateur…

En juin 2005, Dietlind Bertelsmann présentait au Blac à Bruxelles, Atem, le troisième volet de son cycle Treibgut, un spectacle-performance transdisciplinaire mêlant à la musique, la danse butô et un univers de sculptures mobiles en papier teint. Alors qu’à plusieurs reprises, au cours de ces dernières années, j’avais eu l’occasion d’entendre l’artiste parler de son travail, je sentais confusément qu’il me fallait absolument le connaître, dans sa réalité d’œuvre, et que me serait peut-être enfin donné de rencontrer là ce vers quoi m’entraînait depuis bien longtemps ma quête d’un art actuel étranger aux querelles de chapelle et aux provocations autant qu’à la surabondance d’images et de discours théoriques : un art dans lequel l’intellect n’épuiserait pas la pensée, qui oserait allier beauté et contemplation, sensorialité et méditation, tout en assumant sans complaisance les exigences d’une interrogation authentiquement contemporaine…

Mon intuition ne me trompait pas et, avec Atem, c’est bien l’une des émotions esthétiques les plus intenses de ma vie que j’ai pu éprouver.

Arrivée dans la pénombre : sous les combles appelées le Blac où l’on parvient après avoir grimpé un escalier pentu, s’ouvre un vaste espace dépouillé, aux parois de briques nues, traversé par les ombres fantomatiques d’une puissante charpente et d’une énigmatique masse sombre qui plane au-dessus de la salle… Quelques bancs sont disposés là, à même le sol, dans une proximité troublante avec « une chose » mystérieuse qui semble palpiter, toute proche, dans l’obscurité…

L’endroit invite au silence et les spectateurs intuitivement le ressentent qui s’installent sans bruit. Après de longues minutes d’attente dans l’obscurité, une lueur point dans le fond de la salle et un archet donne naissance au premier son, à la première durée, à la première respiration, au premier émerveillement…%@% De ce moment, la musique de Sofia Gubaidulina, admirablement jouée par trois instrumentistes - Friedrich Gauwerky (violoncelle), David Nunez (violon), Christophe Delporte (bayan) - s’élève et enveloppe de son quasi-silence le lent écoulement du temps… L’espace encore indistinct est toujours plongé dans la pénombre. Seule la musique, lente et contemplative, signale l’esprit en éveil…

Dans l’épaisseur de ce temps immobile, il me semble que la masse informe a imperceptiblement bougé : il y a un instant, elle n’était pas si près de moi… Du moins, il me semble… Mais la musique se poursuit et j’oublie de regarder… Soudain, par une trouée de mon écoute, je découvre – et cette fois, j’en suis sûre – que « la chose » s’est déployée, mue par quelques discrètes silhouettes qui, de loin, actionnent des cordages invisibles…Trois taches amples et obscures pendent maintenant distinctement des cintres, à peine teintées de rouge sombre par un jeu économe de lumière…

Tout à coup, une silhouette noire, assise jusque là anonymement au premier rang non loin de moi, se lève sans bruit et s’avance vers la chose dans une extrême lenteur. Je réalise que c’est la danseuse de butô qui a commencé son voyage initiatique. Dès lors, en un temps suspendu habité par la méditation sonore des trois instruments demeurés tout au fond très loin de là, un petit être sans âge, gracile et solitaire, va entreprendre un dialogue muet avec les gigantesques formes énigmatiques, tantôt immobiles, tantôt doucement caressantes, parfois brusquement secouées par un vent de tempête, qui bruissent au-dessus de lui comme la peau d’un monde archaïque. La matière souple et vivante des suspensions en papier tissé et froissé, maintenant chaudement colorée selon les éclairages, de l’orange au brun foncé, va désormais tour à tour intriguer, bercer, menacer ou envelopper la danseuse qui entame en sa compagnie son exploration du vide alentour.%@% Pendant la durée infinie de cette traversée, le grand art de Hisako Horikawa maintient le spectateur en apnée, comme suspendu au mouvement inconcevablement lent de la danse qui diffuse, à travers un corps à la fois souple et disloqué, une insoutenable intensité émotionnelle. Le visage asexué de la danseuse, tour à tour innocent, effrayé, serein, torturé, parfois enfantin, parfois sénile, donne à chaque pas l’image universelle de l’impermanence. On croirait avoir plongé à l’intérieur même de l’une de ces estampes japonaises qui immobilisent le souvenir d’acteurs aux visages et aux corps déformés par les souffrances de l’âme. Le spectateur se trouve ici happé par l’intensité d’un présent sans limite au sein duquel l’être éprouve la profondeur incommensurable du temps et de l’espace. Le son, le mouvement et la forme sourdent ici d’une même quête d’origine qui unit le questionnement de l’homme et son angoisse. Dans une même lenteur qui en décuple la tension, la musique, l’être humain et la matière organique fusionnent pour capter l’énergie primordiale qui anime l’univers.

On est ici devant une véritable « composition scénique » que ne renierait pas Kandinsky, où, malgré leur autonomie préservée et la constante métamorphose des formes, les différentes expressions artistiques se conjuguent pour traverser les frontières du visible et, par l’abstraction pure, unir l’être-au-monde à la totalité de l’univers.

[/Joëlle Caullier/]

[/Professeur de musicologie/] [/Directrice du Centre d’Etudes des Arts du XXe siècle, Université Charles-de-Gaulle Lille 3/] [/Responsable du n° 2 de la Revue Filigrane/]